Jean-Michel Frixon : "Les ouvriers veulent une considération humaine"

Avec son premier ouvrage, "Matricule F276710", l'ancien ouvrier Michelin a fait réagir le manufacturier. Dans "L'ouvrier qui murmurait à l'oreille des cadres" il raconte comment il a été sollicité pour intervenir en interne sur le management.

Votre premier livre "Matricule F276710" a eu un impact que vous n'attendiez pas ?

J'ai d'abord fait ce livre pour mes enfants quand j'ai été à la retraite afin qu'ils aient un témoignage. Je partageais beaucoup de choses avec eux mais je ne disais rien sur mon travail. Ils ne savaient rien. Ils me voyaient partir, je n'étais pas agréable. J'ai vécu des moments terribles, quand on vous traite comme un moins que rien, comme un simple numéro. Il fallait que je parle de cette déshumanisation dans le travail. Dans mon service il y a eu deux suicides... Mais je parle aussi des bons côtés. Je me suis mis devant mon ordinateur et j'ai déroulé le fil de ma carrière. J'ai fait lire les textes à mon frère qui m'a dit : "il ne faut pas le garder pour toi, il faut partager cette histoire." Je n'avais pas prévu tout ça...

Ce livre a fait réagir les dirigeants de Michelin ?

Oui. Un mois après sa sortie, j'ai reçu une invitation pour rencontrer Jean-Christophe Guerin, membre du comité exécutif et directeur industriel monde. Il voulait me parler du livre mais avec bienveillance. Je ne m'attendais pas à ça ! J'appréhendais un peu mais après 1 h 30 d'entretien, il m'a félicité pour mon courage et pour avoir dévoilé cette face cachée de mon travail, de ces chefs qui peuvent vous pourrir l'existence sans raison, qui vous traitent de parasite. Il a découvert des choses qu'on lui cachait. Puis il m'a dit : "J'ai un projet pour vous". Il m'a proposé de parler devant 15 hauts cadres de l'entreprise sur le management. J'ai été invité au siège en novembre 2021 pour la réunion annuelle des directeurs Europe et Monde pour partager ce livre et ma vision du management. Qui n'est que la mienne, je ne venais pas en donneur de leçon. C'était mon sentiment. J'ai raconté mon histoire et l'angoisse du licenciement. J'ai parlé des mauvais managers mais aussi des bons. Je leur ai dit d'aller voir les salariés, de parler de leur travail et de leur vie à côté.

C'est ce que vous racontez dans ce nouveau livre ?

Ils m'ont proposé de faire un tour de France des usines Michelin. Que Michelin serait honoré, que l'histoire ne doit pas se répéter. J'ai cru un moment que Michelin voulait se donner bonne conscience ou se racheter mais pas du tout. Au contraire, c'était excessivement sincère. Ils voulaient utiliser cette expérience pour changer les choses. En avril 2022, j'ai donc commencé mon tour de France à la Combaude puis j'ai fait les 14 autres usines jusqu'en décembre dernier de Cholet à Vannes en passant par le Puy ou Roanne. À chaque fois, j'étais attendu et très bien accueilli, comme un dirigeant, par chaque équipe de direction. J'ai parlé devant cent personnes à Montceau-les-Mines, de l'ouvrier au cadre. Cela a libéré la parole, brisé la glace. On m'a dit "bravo pour votre intervention, vous nous avez fait tellement de bien." Suite à cela, je me suis entretenu à quatre reprises avec le président Florent Menegaux pendant 1 h 30 pour lui faire un retour de ses visites. C'est impressionnant. Il n'a pas galvaudé les choses. Je lui ai même dédicacé mon livre...

Qu'est-ce qui est ressorti de ce Tour de France ?

Que les dirigeants que j'ai rencontrés étaient exceptionnels d'ouverture. C'est symbolique car à l'époque, je n'étais pas considéré par les chefs d'équipe. En parlant avec eux, j'ai vu que les salariés, les ouvriers, voulaient une considération humaine, et peut-être même avant une reconsidération salariale. De la considération et du respect. J'ai reçu des témoignages de directeurs d'usines. Je leur ai apporté beaucoup sur la gestion des Hommes et ils ont pu corriger leurs erreurs.

Aujourd'hui vous êtes encore sollicité ?

D'autres personnes de Michelin devraient être sollicitées pour parler de leur travail. Deux films ont également été réalisés en interne sur cette aventure. Je suis invité à intervenir à l'école des Mines de Paris pour parler à des ingénieurs. Ce n'est pas une revanche mais j'aimerais quand même que les chefs d'équipe qui m'ont fait vivre l'enfer lisent ce témoignage. La base a rejoint le sommet de la pyramide... C'est un vrai conte de fées cette histoire.

15,50 euros, aux éditions Nombre7.